L’ami américain  

 

Le 4 juillet 1984, un long article amorcé en première page dans le très sérieux Wall Street Journal  sidère les Américains et les nombreux lecteurs de cette publication financière dans le monde. 

 

Un journaliste yankee vivant en France y exprime, après une enquête poussée, sa stupéfaction admirative devant “l’étrange liaison amoureuse des Européens avec une automobile sous-développée”.  

Elle ressemble vaguement, écrit-il, à un chameau aux yeux en boules de loto. 

Elle fait un bruit de crécelle. 

 

Et, comme chacun le sait en Europe, elle n’a rien à faire sur les voies rapides. 

 

C’est une 2 CV Citroën, l’aberration européenne sur quatre roues.

 

 “Si vous conduisez une 2 CV à 120 km/h, les portières commencent à battre”, dit Alain Megoeul, un Belge qui vend des pièces Citroën. 

Mais c’est parfait ainsi. Les conducteurs de 2 CV sont connus pour ne faire aucun cas de leur volant. Ils ouvrent simplement leur porte quand ils veulent tourner. 

Les conducteurs de 2 CV, explique M. Megoeul, ne sont pas des gens comme les autres.

 

La 2 CV est une voiture sous-motorisée, bossue, archi-dépouillée, avec un dessin vieux de 36 ans. 

Elle a néanmoins plus que n’importe quelle automobile, pris la place d’honneur dans les cultures populaires européennes. (…) Ceux des Américains qui ont fait un lion de la Coccinelle Volkswagen peuvent se faire une idée de la séduction réactionnaire de la 2 CV.

 

Ces modèles ont quelques similitudes : ils sont tous deux drôles à voir, rafraîchissants et prolétariens. Mais la Coccinelle n’a jamais atteint en Europe au même statut culturel que la 2 CV, parce qu’elle ressemblait encore trop à une automobile. Elle a, par exemple, un toit véritable et des poignées de portières identifiables comme telles. 

 

La 2 CV a un toit en toile qui s’enroule comme le couvercle d’une boîte de sardines et jamais quiconque est monté pour la première fois dans une 2 CV n’est arrivé à découvrir comment ouvrir les portes de l’intérieur. La Coccinelle a des vitres qui s’abaissent quand on tourne une manivelle, tandis que les vitres de la 2 CV se rabattent par moitié vers le haut. La Coccinelle a un levier de vitesses au plancher, comme c’est habituel, tandis que celui de la 2 CV jaillit du tableau de bord (…) 

 

Le professeur Bogdonoff, de l’Université de Princetown, se rend à son laboratoire dans une 2 CV orange. D’après lui, il y a quelque inconvénient à rouler en 2 CV dans le New Jersey. “Il m’a fallu une année entière pour franchir la barrière des contrôles, explique-t-il, c’était la première voiture qu’ils voyaient échouer à tous les tests sans aucune exception.” En revanche, il n’a eu qu’une seule panne en huit ans et, dit-il, “sa voiture lui a valu de se faire embrasser par une multitude de Françaises.”